Le vertige de l'insurrection
Le gouvernement a tout lâché. Mais ce "tout" n’est pas forcément assez. En regard des revendications initiales, c’est une reddition en rase campagne – ou en rase périphérie. Les taxes sur le carburant – dans leurs diverses modalités – sont toutes suspendues, la stratégie de renchérissement des transports polluants est repoussée d’au moins six mois, sinon annulée. Ce gouvernement qui annonçait sa volonté de réformer à la hussarde en admonestant le bon peuple trop rétif, a pris un grand coup sur la tête. Le Président "vertical" se retrouve à l’horizontale, allongé sur le tapis.
En comparaison des reculs essuyés par ses prédécesseurs, il devient étrangement normal, et même anormalement faible par rapport à la règle de la Cinquième depuis des lustres. Jupiter n’est plus qu’un mortel parmi d’autres et la foudre qu’il tenait dans son poing ne produit plus que des étincelles dérisoires. Les mesures annoncées auraient arrêté la protestation il y a dix jours.
Mais les mouvements sociaux transforment ceux qui y participent. Souvent isolés dans leur quotidien de galère, étreints par un sentiment d’abandon et d’humiliation, les gilets jaunes ont goûté à l’ivresse de l’action collective, au réconfort de la solidarité et de la reconnaissance mutuelle, aux plaisirs rares d’une médiatisation massive, à la fierté de jouer enfin un rôle politique national. Le "je" solitaire et mélancolique se change en "nous" unifié et conquérant. Difficile de mettre fin à cette embellie qui restera, quoi qu’il arrive, comme un des grands souvenirs de leur vie. D’autant que les concessions obtenues en appellent d’autres : le pouvoir d’achat est préservé pour les mois qui viennent. Il n’est pas amélioré par les concessions d’Edouard Philippe. Et les symboles honnis narguent toujours la colère populaire : l’ISF à moitié supprimé, Macron changé en tête de turc toujours à l’Elysée. La tentation de continuer, enhardie par un premier succès, occupe manifestement la tête des manifestants. L’inconscience présomptueuse des gouvernants a ouvert une boîte de Pandore. Une nouvelle fois, la France rebelle peut céder au vertige insurrectionnel.
Laurent Joffrin, pour Libération.