Mercredi,
Charlie Hebdo est sorti comme à son habitude dans les kiosques. Un an après le carnage dans la rédaction , ce numéro est un spécial "anniversaire" et sortira à 1 million d'exemplaires durant tout le mois de janvier.
A la deuxième page de ce numéro, Riss a signé un edito qui a encore enflammé une bonne partie de nos "bien pensants". C'est toujours ça de gagné, ça fera un sujet de discussion dans les presbytères.
Vous avez certainement entendu parler de cet edito à la télé. Des "spécialistes" auto proclamés auront décortiqué cet edito afin de l'interpréter du haut de leur science infuse.
Afin que vous puissiez vous faire votre propre idée, sans avoir à écouter des imbécilités à la sauce BFM TV, je vous livre cet edito tel que Riss la rédigé, mot pour mot.Pour ceux qui détestent Charlie et préfèrent chier dessus plutôt que l'acheter, vous pourrez faire un tiercé avec l'économie réalisée.
Bonne lecture !
CRÈVE, CHARLIE !
VIS, CHARLIE !
Le 7 janvier 2015, vers 11h35, quelque chose de particulier est arrivé. Quelque chose qu'on avait imaginé, mais jamais réellement envisagé. En 2006, quand
Charlie publia les caricatures de Mahomet, personne ne pensait sérieusement qu'un jour tout ça finirait dans la violence. Il n'était pas pensable qu'au XXI
ème siècle, en France, une religion tue des journalistes. On voyait la France comme un ilot laïc, où il était possible de déconner, de dessiner, de se marrer, sans se préoccuper des dogmes, des illuminés. Sans non plus se soucier des lâches et des faux amis qui nous ont toujours regardés de haut quand on caricaturait les religions. Tous ceux qui nous donnaient des leçons pour mieux dissimuler leur veulerie.
La vérité, c'est que dès cette époque, beaucoup espéraient qu'un jour quelqu'un viendrait nous remettre à nos places. Oui, beaucoup ont espéré qu'on se fasse tuer. TU-ER. Parmi eux, des fanatiques abrutis par le Coran, mais aussi des culs bénis venus d'autres religions, qui nous souhaitaient l'enfer auquel ils croient, pour avoir osé rire du religieux. Sans oublier ce marigot d'intellos aigris, de chroniqueurs insipides et de journalistes jaloux, qui font bien gaffe où ils mettent les pieds sur le chemin de leur carrière en évitant soigneusement de dire quelque chose de sincère. Cette nef de fous et de lâches souhaitait notre mort. Les religieux parce qu'on avait blasphémé, les autres parce que
Charlie Hebdo avait toujours été une anomalie dans le paysage médiatique français. Les créateurs de
Charlie,
Cavana, Choron, Gébé, Cabu, Wolinski, Willem étaient des marginaux mais avec un talent béni des dieux. On ne peut créer ce qu'ils ont créé, écrire ce qu'ils ont écrit, dessiner ce qu'ils ont dessiné qu'en se foutant de tout. D'abord de Dieu, et ensuite du reste. Rien à foutre de plaire au plus grand nombre, de séduire les masses tristes et de charmer les diplômés ennuyeux. Rien à foutre de rien. En tout cas du maximum possible. C'est ainsi qu'il fallu faire
Charlie pendant des années. En ne pensant qu'au plaisir de se retrouver le mercredi matin pour parler et déconner de tout, seule manière d'oublier ceux qui souhaitaient notre mort.
A
Charlie, on a souvent pensé à la mort. D'abord, la mort économique. Quand
le premier Charlie Hebdo de l'époque rendi l'âme, en 1982, ruiné, un quotidien avait titré "
Crève Charlie !". Toute la presse avait chié sur
Charlie Hebdo. C'était le titre du dernier numéro, car c'était la vérité. Ce journal ne méritait plus d'exister, il n'intéressait plus personne, il n'avait pas su se renouveler, etc. Les croque-morts se bousculaient au portillon pour être celui qui clouerait la planche sur le cercueil de
Charlie Hebdo.
"Ce n'est pas eux qui verront crever Charlie.
C'est Charlie qui les verra crever."
La mort a toujours fait partie de ce journal.
Sa reparution en 1992 fut presque contre nature. Un journal qui avait rendu l'âme dix ans plus tôt n'avait pas le droit de vivre à nouveau. Il s'en suivit un procès suscité par
Choron, qui gueulait à qui voulait l'entendre que
Charlie était mort et que, lui vivant, il ne reparaitrait jamais. Puis ce fut ces procès innombrables à l'initiative de cathos fanatiques qui auraient aimé nous faire succomber économiquement. Malgré leur acharnement et des dizaines de procès débiles pour des dessins sur le petit Jésus ou la Sainte Vierge, le journal, comme le canard, courrait encore.
Les premiers numéros de
Charlie Hebdo auquels nous participâmes,
Charb, Luz, Tignous, Honoré, Bernard, Cabu et moi (Riss), étaient angoissants, car nous ne savions pas si le journal allait vivre bien longtemps. Quand au bout de deux ans d'existence fragile, nous atteignîmes le numéro 100, on n'en croyait pas nos yeux. On était encore vivant. Et, à l'issue de chaque année écoulée, nous nous émerveillions d'être toujours en vie. J'ai toujours travaillé depuis le premier jour de sa reparution, en 1992, avec l'idée que tout pouvait s'arrêter du jour au lendemain. Que le journal pouvait disparaitre aussi vite qu'il était réapparu, en moins d'une semaine. Je n'ai jamais considéré le privilège de s'exprimer dans un journal, dans cette démocratie, comme un dû. Rien ne nous est dû. Créer un journal a toujours été extraordinairement difficile, depuis Louis-Philippe, qui faisait emprisonner les journalistes et les dessinateurs, jusqu'à De Gaulle, dont les godillots censuraient ceux qui osaient en rire.
Le journaliste n'est pas propriétaire de la liberté d'expression, il n'est est que le serviteur. A
Charlie Hebdo, la liberté d'expression ne devait pas servir à régler des comptes avec ceux qui voulaient notre mort. La seule réponse à leur donner était la créativité. Plus le journal serait inventif et drôle, plus nous nous placerions du côté de la vie et repousserions vers le néant ceux qui voulaient nous y voir sombrer.
Malgré les mesures de sécurité mises en place après l'
incendie de 2011, le goût pour la vie nous fit oublier l'angoisse de la mort. Un mois avant le 7 janvier, je demandais à
Charb si sa protection avait encore un sens. Les histoires de caricatures, tout ça, c'était du passé, c'était derrière nous. Mais la religion ne connait pas le temps. Elle ne compte pas en années ou en siècles, car elle ne connait que l'éternité. A
Charlie, on croyait que du temps était passé et que l'oubli avait fait le reste. Mais un croyant, surtout fanatique, n'oublie jamais l'affront fait à sa foi, car il a derrière lui et devant lui l'éternité. C'est ce qu'on avait oublié à
Charlie. C'est l'éternité qui nous est tombée dessus, comme la foudre, ce
mercredi 7 janvier.
Ce matin là, après le buit assourdissant d'une soixantaine de coups de feu tirés en trois minutes dans la salle de rédaction, un immense silence envahit la pièce. Plus un mot, plus un bruit. Plus rien, à part l'odeur âcre de la poudre. J'espérais entendre des plaintes, des gémissements. Mais non, pas un son. Ce silence me fit comprendre qu'ils étaient morts. Allongé sur le sol, les yeux rivés sur le plafond, je pris conscience que tout
Charlie était mort. Cette fois,
Charlie était vraiment mort. Je tirais avec mes pieds la chaise où, cinq minutes auparavant,
Charb était assis, afin de placer mes jambes en position haute comme on me l'avait appris en cours de secourisme.
Nicolino était le seul à gémir dans ce silence interminable. On l'entendait par intermittence appeler à l'aide. Et lorsque enfin un pompier m'aida à me relever, et après avoir dû enjamber
Charb allongé à mes côtés, je m'interdis de tourner la tête vers la pièce pour ne pas voir les morts de
Charlie. Pour ne pas voir la mort de
Charlie.
Après le 7 janvier, beaucoup nous ont regardé comme si nous étions des zombies, à moitié morts, à moitié vivants.
Charlie décimé bougeait encore un peu. Dans cette période terrible qui suivit les attentats, des esprits délicats eurent l'élégance de prétendre que de toute manière, vu la situation financière du journal en 2014, la mort de
Charlie était programmée. Selon ces ordures,
Charlie sans le 7 janvier n'aurait eu que quelques mois à vivre. Bref, le 7 janvier avait été notre chance puisque d'un seul coup, la France entière se mit à lire
Charlie. Imaginez l'effet que la lecture de tels propos peut faire sur ceux qui essayaient de se relever. Une fois de plus, l'existence de
Charlie était une anomalie. Même dans ces moments cauchemardesques.
On nous demande souvent : "Mais comment pouvez-vous faire le journal après tout ça ?". Comment ? C'est tout ce qu'on a vécu depuis vingt-trois ans qui nous en donne la rage. Jamais on eu autant envie de casser la gueule à tous ceux qui ont rêvé de notre disparition. Ce ne sont pas deux petits cons encagoulés qui vont foutre en l'air le travail de nos vies, et tous les moments formidables vécus avec ceux qui succombèrent. Ce n'est pas eux qui verront crever
Charlie. C'est
Charlie qui les verra crever. L'année 2015 fut l'année la plus terrible de l'histoire de
Charlie Hebdo, car elle fit subir le pire supplice pour un journal d'opinion : mettre à l'épreuve nos convictions. Allaient-elles être suffisamment fortes pour nous donner l'énergie de nous relever ? Vous avez la réponse entre les mains. Les convictions des athées et des laïcs peuvent déplacer encore plus de montagnes que la foi des croyants.
- Riss -
Sources :
Charlie Hebdo N° 1224 du 6 janvier 2016.
Wikipedia.